Extrait
Margot est à son septième mois de grossesse. Elle commence à sentir bouger davantage son bébé. Dans ces moments-là, elle met la main sur son ventre. Elle attend. Immobile. Dans le silence. Elle écoute. Elle ne sait pas trop ce qu’elle écoute, mais ce dont elle est sûre c’est que c’est une façon de lui dire qu’elle est là, qu’elle l’entend, qu’elle l’attend, une façon aussi de former une barrière de protection. Parfois elle dit qu’elle est un peu fatiguée et elle va s’allonger, parfois elle a des vertiges, elle dit qu’elle est saoule sans boire, parfois un essoufflement ralentit sa marche lorsqu’elle monte les escaliers et elle ne dit rien. Elle attend, et cette attente la comble. Tout va bien. Elle est radieuse. Son enfant s’appellera Diego. Comme le peintre Vélasquez. Je pense aux Ménines, et aussi à ce portrait de saint Paul du peintre sévillan. Il nous avait impressionnées lorsque nous avions visité le musée du Prado.
Je regarde le ventre de Margot comme la forme d’une énigme. Il s’est vraiment beaucoup arrondi lors de ce septième mois. Tout se développe dans le plus grand secret. Margot est resplendissante. Je ne sais pas ce qu’elle éprouve exactement, mais elle est heureuse de porter cet enfant. Une grande plénitude se lit sur son visage. Une énigme et une plénitude. Je sens qu’elle est épanouie. À sept mois, les yeux du bébé sont de plus en plus ouverts et le seront bientôt complètement. Je souris en pensant que Diego nous voit peut-être à travers la peau. Et s’il nous voit, il voit deux femmes émerveillées. Différemment, mais émerveillées.
Nous sommes heureux, jeunes et beaux en cette fin de juillet. L’été suédois chante son insouciance, le ciel est d’un bleu insolent, transparent, tout est calme et chaleureux à la fois. Chaque jour, nous faisons une balade en bateau, sur le Pénélope, non pas à souquer ferme mais, allongés sur le pont,
nous laissons nos corps absorber les rayons du soleil. Nous sommes heureux. Nous n’arrêtons pas de nous le dire chacun notre tour. Le vent nous pousse. Le bateau avance. C’est l’été sur l’île de Ljusterö. Nous avons les yeux fermés, mais nous ne dormons pas. Nous sommes en connexion les uns avec les autres. Nous nous parlons sans mots sous un soleil nu qui réchauffe nos corps.
Je suis dans mon corps d’espérance, dans mon corps plein. Je rêve sans rêver. Je suis en présence. Le clapotis de l’eau berce ma joue. Je pose mes mains sur le pont du bateau. J’écoute. Je ne sais pas ce que j’écoute, mais ce dont je suis sûre c’est d’être unie au Grand Corps.
Sur l’île, il n’y a pas d’électricité, nous nous éclairons à la bougie. Nous sommes à l’âge de la cueillette, de la chasse et de la pêche. Nous mangeons du poisson attrapé dans nos filets, des champignons ramassés dans les sous-bois, des cèpes et des girolles, des framboises qui poussent, sauvages, çà et là. Nous disposons également d’une jolie maison de bains où l’eau est chauf- fée au moyen d’une chaudière à bois. Dans la grande baignoire, nous mélangeons des algues à l’eau chaude. Cet hiver, quand les cristaux auront recouvert le sol, nous reviendrons prendre des bains et nous nous roulerons nus dans la neige.
L’île est à nous. L’île nous appartient. Nous vivons aux premiers temps de nature. Moi, la petite juive tunisienne, je découvre un monde qui m’est totalement étranger. Je m’émerveille, je ris, je déborde de moi-même, je suis en contrée amicale, assurément le plus beau pays. Je regarde souvent le ventre de Margot, interdite. Je ne com- prends rien à la vie qui se donne, prolonge l’été et un jour nous surprend. Un jour passe, puis l’autre. Je souffle doucement, je suis le vent qui caresse ma peau. Je voudrais sentir l’union des courants inverses. Je voudrais garder en moi cet été magnifique, l’été du ravissement, l’été aveugle, l’été nu.
Nous quittons la Suède et l’été. Nous revenons à Paris. Puis deux mois passent et Diego en a assez du ventre de sa mère. Il veut sortir. C’est son heure. Il tambourine.
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